Symphonie Cubiste (2012) de Hrasarkos : Une Réinterprétation Contemporaine du Cubisme Musical
Résumé : Cet article propose une analyse approfondie de la peinture sur toile "Symphonie Cubiste" (2012) de l'artiste Hrasarkos. Partant d'une description formelle de l'œuvre, nous examinons sa composition dense, sa palette chromatique vibrante et son traitement singulier de la lumière. L'analyse iconographique et symbolique révèle une fusion synesthésique de la musique et de la peinture, profondément ancrée dans un héritage culturel arménien. Nous situons ensuite l'œuvre dans un contexte post-cubiste, en la comparant aux influences historiques du Cubisme analytique, du Fauvisme et de l'Orphisme. Nous concluons que l'originalité de "Symphonie Cubiste" ne réside pas dans une rupture formelle, mais dans sa capacité à synthétiser un langage moderniste établi avec une subjectivité lyrique et une identité culturelle spécifique, démontrant ainsi la vitalité persistante du lexique cubiste au XXIe siècle.
Mots-clés : Hrasarkos, Symphonie Cubiste, Néo-Cubisme, Art contemporain arménien, Synesthésie, Peinture et musique, Analyse formelle.
1. Introduction
L'œuvre "Symphonie Cubiste", une peinture sur toile réalisée en 2012 par l'artiste Hrasarkos, se présente comme un dialogue complexe avec l'héritage moderniste du début du XXe siècle. Un siècle après l'apogée du Cubisme historique de Picasso et Braque, Hrasarkos revisite ce langage formel non pas comme une citation stérile, mais comme un vocabulaire vivant, capable d'exprimer une sensibilité contemporaine. Le titre même de l'œuvre pose une problématique synesthésique : comment une symphonie peut-elle être visuelle ?
Notre analyse vise à démontrer que "Symphonie Cubiste" opère une synthèse originale entre la fragmentation structurelle du Cubisme, l'expressivité chromatique du Fauvisme et une narration culturelle et musicale spécifique. Nous procéderons d'abord à une analyse formelle (sujet, composition, couleur, lumière, texture), avant d'aborder son interprétation symbolique et son positionnement dans un contexte artistique plus large.
2. Analyse Formelle : La Partition d'un Espace Pictural
2.1. Description du Sujet
L'œuvre est une composition figurative dense, presque all-over, saturant la toile d'une multitude de formes entrelacées. Le sujet principal est un ensemble de figures féminines, vraisemblablement des musiciennes. Nous pouvons distinguer au moins quatre à cinq personnages principaux, fusionnés dans un espace pictural unique.
Au premier plan, à gauche, une femme assise semble jouer d'un instrument à cordes posé à plat, évoquant un qanun ou un santour, instruments traditionnels du Moyen-Orient.
Au centre, une figure féminine dominante, au visage stylisé et aux yeux clos, semble chanter ou écouter, son corps se fondant dans les arabesques des instruments.
À droite, d'autres figures apparaissent dans des postures variées : l'une, dénudée, se tient le visage, tandis qu'une autre, plus en hauteur, esquisse un mouvement de danse ou joue d'un instrument vertical (possiblement une viole ou un kémantché).
Des fragments d'instruments (ce qui ressemble à la caisse d'un tar ou d'un oud en bas au centre) et des éléments architecturaux (une structure en forme d'église ou de bâtiment à coupole en haut à gauche) complètent la scène.
2.2. Composition et Espace
La composition de "Symphonie Cubiste" rejette explicitement la perspective linéaire classique. Hrasarkos adopte les principes fondamentaux du Cubisme :
Fragmentation et Facettage : Les corps, les instruments et le fond sont déconstruits en une multitude de plans et de facettes qui s'interpénètrent. Cependant, à la différence du Cubisme analytique précoce, les formes ne sont pas décomposées en petits cubes géométriques, mais en larges courbes et contre-courbes fluides.
Points de Vue Multiples : Les visages sont souvent montrés simultanément de face et de profil (voir la figure centrale), et les instruments sont tordus pour révéler plusieurs de leurs aspects à la fois.
Absence de Hiérarchie : Il n'y a pas de distinction nette entre le premier plan et l'arrière-plan. Les figures et le fond fusionnent, créant un espace pictural dense et rythmé où l'œil est contraint de circuler en permanence, à l'image d'une écoute musicale qui appréhende l'ensemble des lignes mélodiques. La structure est dynamique, organisée autour de grandes diagonales et d'arabesques qui guident le regard.
2.3. Palette Chromatique et Lumière
La palette est l'élément le plus expressif de l'œuvre. Elle est intense, saturée et audacieuse, s'éloignant de la palette monochrome (bruns, gris, ocres) du Cubisme analytique pour se rapprocher de l'Orphisme de Delaunay ou du Fauvisme.
Palette : Hrasarkos utilise une juxtaposition de couleurs chaudes (rouges vifs, carmins, jaunes d'or, oranges) et froides (bleus profonds, turquoises, violets). Ces couleurs ne sont pas descriptives (naturalistes) mais émotionnelles et structurelles. Le rouge d'une robe déborde sur un instrument, le bleu d'un fond pénètre une silhouette. Cette utilisation de la couleur comme plan constructif est un héritage direct de Cézanne, filtré par les modernistes.
Lumière : La lumière n'est pas exogène (provenant d'une source extérieure). Elle est intrinsèque à la peinture, émanant des couleurs elles-mêmes. Les zones de blanc pur, de gris clair et de jaune agissent comme des points de luminescence, créant un effet qui s'apparente à celui d'un vitrail. Les formes sont cernées par des lignes sombres et épaisses (un cloisonnisme revisité) qui accentuent la brillance des plages de couleur qu'elles délimitent.
2.4. Texture et Touche
D'après l'image, la surface de la toile semble lisse, avec peu d'empâtement (impasto). La matière picturale est appliquée en aplats ou en dégradés subtils à l'intérieur des formes délimitées par les lignes. La texture est avant tout graphique : c'est le réseau de lignes noires et blanches qui donne sa texture et sa structure à la toile, agissant comme le squelette sur lequel les masses colorées viennent s'articuler.
3. Interprétation et Contexte
3.1. Symbolique et Impact Émotionnel
Le titre, "Symphonie Cubiste", est la clé d'interprétation principale. L'œuvre est une tentative de synesthésie : voir la musique et entendre la peinture.
La Musique comme Sujet et Structure : La peinture n'illustre pas seulement des musiciennes ; elle est musique. La composition all-over évoque la polyphonie. Les lignes sinueuses représentent les lignes mélodiques ; les touches de couleur vibrantes sont les notes ; la fragmentation cubiste traduit le rythme, les contretemps et l'harmonie (la fusion de sons distincts en un tout).
Héritage Culturel : Les instruments (qanun, tar/oud) et l'architecture en arrière-plan ancrent cette symphonie dans un contexte culturel précis, vraisemblablement l'héritage arménien de l'artiste. La peinture devient alors une célébration de cette identité culturelle, une "symphonie" de la mémoire et de la tradition, fracturée mais recomposée par un langage moderne.
Impact Émotionnel : L'impact global est celui d'une exubérance contrôlée. L'œuvre est joyeuse, vibrante, dynamique et sensuelle. La densité de la composition pourrait être chaotique, mais elle est structurée par le rythme des lignes et l'harmonie des couleurs. C'est une joie de vivre musicale, une célébration de l'art et de la culture.
3.2. Contexte Historique et Artistique
Réalisée en 2012, "Symphonie Cubiste" est une œuvre du Néo-Cubisme ou Post-Cubisme. Elle s'inscrit dans un dialogue avec plusieurs courants majeurs :
Le Cubisme (Analytique et Synthétique) : Hrasarkos emprunte la déconstruction des formes, les perspectives multiples et l'aplatissement de l'espace.
Le Fauvisme (Matisse, Derain) : Il reprend l'utilisation de la couleur pure, arbitraire (non-naturaliste) et expressive, ainsi que l'importance du cerne noir.
L'Orphisme (Delaunay, Kupka) : L'association directe de la couleur dynamique et du thème musical (le rythme des couleurs) est un écho direct aux recherches de Robert Delaunay sur le "Cubisme orphique".
Influences Culturelles : La palette riche et l'aspect décoratif peuvent également être rapprochés de la tradition des miniatures arméniennes, réputées pour leurs couleurs saturées et leurs compositions denses.
L'œuvre de Hrasarkos s'inscrit ainsi dans une mouvance d'artistes contemporains (souvent d'Europe de l'Est ou du Moyen-Orient) qui ont trouvé dans le Cubisme un langage universel pour exprimer des identités culturelles spécifiques, le fusionnant avec leurs propres traditions décoratives et narratives.
4. Conclusion : Maîtrise, Originalité et Portée
4.1. Maîtrise Technique
La maîtrise technique de Hrasarkos est indéniable. La complexité de la composition est remarquable : parvenir à entrelacer autant de formes, de couleurs et de lignes sans sombrer dans l'incohérence visuelle témoigne d'une grande habileté compositionnelle. L'équilibre chromatique, où des rouges intenses côtoient des bleus profonds sans se neutraliser, est parfaitement géré. Le dessin est assuré, les lignes sont fluides et confiantes.
4.2. Originalité
L'originalité de "Symphonie Cubiste" ne réside pas dans l'invention d'un nouveau langage pictural – les éléments formels sont tous hérités du modernisme historique. Son originalité se situe dans la singularité de sa synthèse. Hrasarkos réussit à fusionner le langage intellectuel et structurel du Cubisme avec l'expressivité sensuelle et chromatique du Fauvisme, tout en y injectant un contenu narratif et culturel (la musique et l'identité arménienne) que le Cubisme originel avait souvent cherché à évacuer au profit de la forme pure.
4.3. Portée dans l'Histoire de l'Art
"Symphonie Cubiste" possède une portée significative en tant que témoignage de la vitalité du lexique moderniste au XXIe siècle.
L'œuvre démontre que le Cubisme n'est pas un chapitre clos et muséifié, mais un langage plastique dont la grammaire (fragmentation, multiplicité) est particulièrement apte à décrire la complexité, la simultanéité et les métissages du monde contemporain. Hrasarkos ne copie pas le Cubisme ; il le parle couramment pour dire quelque chose de nouveau et de personnel. La portée de cette œuvre est donc de confirmer la pertinence continue des révolutions formelles du début du XXe siècle pour les artistes d'aujourd'hui, en les adaptant à l'expression d'identités culturelles et de sensibilités lyriques renouvelées.

