La main et la machine : Enquête sur les nouveaux artistes-curateurs de l'IA

Introduction : Le Constat (L'an I post-consécration)

Nous sommes fin 2025. Il y a dix mois à peine, l'exposition "Le Monde selon l'IA" fermait ses portes au Jeu de Paume à Paris. L'événement, qui a marqué la charnière 2024-2025, n'a pas posé la question, désormais obsolète, de savoir si l'IA "pouvait créer". Elle a acté une réalité culturelle et posé une question bien plus essentielle : "Comment collaborons-nous avec elle ?"

"Nous avons vu le débat critique basculer pendant l'exposition", nous confirme une porte-parole du Jeu de Paume. "Le public n'est plus venu voir un 'outil', il est venu rencontrer des 'œuvres'. La question de la légitimité a été évacuée au profit de celle de l'intention et du dialogue."

Cette interrogation n'est pas née de nulle part. Elle est l'onde de choc de l'année 2024, marquée par la consécration publique spectaculaire de Refik Anadol au Guggenheim de Bilbao. Cette exposition a fait basculer l'art génératif de la sphère technique ou crypto vers l'institution muséale. "Bilbao a été un tournant", admet un membre du studio Anadol. "Voir des millions de visiteurs non pas 'regarder' mais 'ressentir' les données du musée a prouvé que la data n'est pas une ressource froide, mais un matériau culturel vivant, une mémoire collective que l'artiste peut sculpter."

2024 fut l'année de la consécration. 2025 est celle de l'intégration. Dans les ateliers, le simple "prompt engineer", cet artiste qui ne faisait que "commander" des images à une machine, n'existe déjà plus. Il a laissé place à une figure plus complexe et plus influente : l'artiste-curateur.

Ce nouvel acteur ne se contente pas de générer. Il dialogue, il sélectionne, il guide, il nourrit. La valeur de l'art IA s'est déplacée du résultat final (l'image) vers la qualité du processus (le dialogue).

Partie 1 : Anatomie de l'Artiste-Curateur

Qu'est-ce qu'un "artiste-curateur" à l'ère de l'IA ? C'est un artiste qui endosse de multiples rôles, bien en amont de la "création" de l'image.

  • Le Curateur de Données : C'est le premier acte artistique. L'artiste-curateur décide du "régime" de l'IA. Il ne lui donne pas "tout Internet" à manger. À l'instar de Refik Anadol qui entraîne ses modèles exclusivement sur les archives d'un musée ou des données environnementales spécifiques, l'artiste bâtit l'univers mental de son collaborateur. La qualité de l'œuvre dépend d'abord de la qualité et de la spécificité des données ingérées.

  • Le Metteur en Scène (ou Sculpteur) : L'artiste-curateur ne garde jamais le premier résultat. Il "sculpte" les propositions de l'IA, les réinjecte dans le système, ajuste les paramètres et guide le modèle vers une intention. C'est un processus itératif, un va-et-vient constant où l'artiste agit comme un réalisateur qui dirigerait un acteur imprévisible mais génial.

  • Le Sparring-Partner Conceptuel : L'artiste utilise l'IA comme un assistant de recherche infatigable pour explorer des milliers de variations autour d'un concept. Il ne cherche pas une réponse, mais à élargir le champ des possibles.

  • Le Curateur d'Éthique : Surtout, le premier acte de curation de 2025 est le choix du "collaborateur". L'artiste doit se positionner. Collabore-t-il avec un modèle "sauvage" comme Midjourney, entraîné sur des milliards d'images "scrapées" sans licence ? Ou choisit-il un modèle "éthique" comme Adobe Firefly, entraîné sur des données propriétaires et licenciées ? Ce choix, qui semblait technique il y a deux ans, est aujourd'hui une déclaration politique et artistique fondamentale.

Partie 2 : Trois Visages de la Collaboration

Cette curation prend des formes radicalement différentes selon les artistes. Trois études de cas illustrent ces nouvelles pratiques.

1. L'Architecte de Données : Refik Anadol Refik Anadol est l'archétype de l'artiste qui ne "prompte" pas, mais qui "bâtit" l'esprit de l'IA. Son impact sur le grand public à Bilbao en 2024 a prouvé la puissance de cette approche. Ses "Data Sculptures" ne sont pas des fantaisies générées au hasard ; elles sont les visualisations poétiques des archives et de la mémoire des lieux qui les accueillent. L'ambition de son studio de créer un musée permanent à Los Angeles confirme cette vision : un lieu de recherche dédié non pas à des images, mais à des "sculptures de données" en évolution.

2. Le Duo Performatif : Sougwen Chung À l'opposé du "macro-data" d'Anadol, Sougwen Chung explore le "micro-data" : son propre corps. Sa pratique est une performance, un "corps à corps" littéral avec la machine. Elle collabore avec un bras robotique (nommé D.O.U.G.) qu'elle a méticuleusement entraîné sur des décennies de ses propres gestes et dessins. Quand elle dessine, le robot répond en temps réel, non pas en l'imitant, mais en prolongeant son geste, avec une "signature" apprise d'elle. C'est la métaphore parfaite du partenaire : l'IA n'est pas un outil passif, mais un collaborateur qui a sa propre "personnalité" gestuelle, nourrie par l'artiste.

3. Le Guide Conceptuel : Collectif Obvious Le collectif français, connu pour le coup d'éclat "Edmond de Belamy" en 2018, illustre parfaitement la maturation du milieu. De la provocation initiale, leur travail a glissé vers la conceptualisation. Leur exposition "IMAGINE" fin 2024 explorait les liens entre IA et surréalisme. Mais comment "guider" une IA vers un concept aussi abstrait ? "Ce n'est pas un 'prompt'", expliquent-ils. C'est un dialogue de longue haleine, une curation de milliers de résultats, une réinjection constante d'idées et de contraintes pour forcer le modèle à sortir de ses "clichés" statistiques et à explorer les franges conceptuelles d'un mouvement artistique.

Partie 3 : L'Œuvre "Vivante" (Le Nouveau Format)

La conséquence la plus radicale de cette collaboration est que l'œuvre n'est plus un objet fini. L'artiste-curateur ne crée plus une image, il crée un système.

L'IA permet de produire des œuvres "génératives" et "réactives" qui évoluent en permanence. L'artiste crée les règles du jeu, mais il ne contrôle pas l'image finale.

Les "Data Sculptures" de Refik Anadol en sont l'exemple le plus célèbre : elles ondulent et changent de couleur en fonction des données météorologiques de la ville ou du flux de visiteurs en temps réel. L'œuvre est vivante.

Cette tendance s'est affirmée en 2025 avec des projets comme "Climate Canvas", où des installations artistiques transforment des données climatiques (niveau de CO2, fonte des glaces) en visuels interactifs. L'urgence climatique, abstraite, devient tangible et immédiate.

Pour le public, l'expérience est transformée. Le spectateur n'est plus face à une œuvre figée, mais face à un moment de l'œuvre. L'œuvre n'est plus un nom, c'est un verbe.

Conclusion : L'Auteur, c'est le Duo

L'IA de 2025 a forcé l'art à se redéfinir. L'accent s'est déplacé de la technique (savoir peindre) à la vision (savoir diriger), et de l'objet (l'œuvre finie) au processus (la collaboration).

L'exposition "Le Monde selon l'IA" au Jeu de Paume posait, en filigrane, la question de l'auteur. La réponse de 2025 est claire : l'auteur est le duo.

L'artiste-curateur n'est pas celui qui appuie sur le bouton. C'est celui qui pose les bonnes questions, qui choisit avec soin les données, qui sait écouter les réponses inattendues de la machine, et qui, par un patient travail de curation, donne un sens à ce dialogue. L'artiste est devenu le metteur en scène, le philosophe et le curateur de l'esprit de son partenaire artificiel.

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