Paysage aux sphères et deux arbres (1996) de Hrasarkos : Analyse d’un symbolisme naissant

Résumé : Cet article propose une analyse de l’œuvre Paysage aux sphères et deux arbres (1996), une huile sur toile de jeunesse de l'artiste franco-arménien Hrasarkos (Hraïr Sarkis Keusseyan). En s'appuyant sur une méthodologie combinant analyse formelle, iconographie symboliste et mise en contexte historique, cette étude examine comment le jeune artiste, alors âgé de 21 ans, articule un langage pictural onirique et personnel. L'analyse démontre que, par une composition rigoureuse et une palette restreinte, l'œuvre construit un "paysage-état d'âme" (inscape) qui dialogue avec les héritages du Surréalisme et du Symbolisme européen. L'étude situe l'œuvre dans le contexte de l'Arménie post-soviétique des années 1990, suggérant que cette quête d'un ordre spirituel et poétique constitue une forme de réponse au réel. L'article conclut sur la maturité précoce de cette œuvre, qui pose les fondements thématiques et esthétiques de la production ultérieure de l'artiste.

Introduction

L'œuvre Paysage aux sphères et deux arbres, réalisée en 1996 par Hrasarkos (Hraïr Sarkis Keusseyan), alors au seuil de sa carrière en Arménie, se distingue par son atmosphère à la fois sereine et énigmatique. Cette huile sur toile, antérieure à son installation en France, cristallise un univers personnel où le paysage devient le véhicule d'une méditation spirituelle. Loin des courants dominants de l'art conceptuel ou de l'ironie postmoderne des années 1990, Hrasarkos privilégie une voie intemporelle, renouant avec une tradition picturale de l'intériorité.

La présente analyse se propose d'examiner la complexité de cette œuvre. Comment ce paysage de jeunesse parvient-il, par-delà sa simplicité apparente, à articuler un langage symbolique complexe, à la croisée de l'héritage européen et d'un contexte post-soviétique spécifique ? Nous procéderons d'abord à une analyse formelle pour déconstruire sa grammaire visuelle, avant d'en proposer une lecture symbolique et contextuelle, afin de conclure sur sa portée dans le parcours de l'artiste.

Analyse Formelle : L'Équilibre Onirique

Une description objective révèle un paysage imaginaire, structuré horizontalement. Le support est divisé en deux registres principaux : un ciel pâle, d'un blanc crémeux, et un plan terrestre composé de collines traitées en un camaïeu de verts profonds. Cette bichromie est rompue par des éléments discrets mais centraux : deux arbres sombres et stylisés, ainsi qu'une série de huit sphères ou disques colorés (rouge, jaune, blanc verdâtre) posés sur la ligne d'horizon ou au premier plan.

Une Composition Dualiste

La composition de la toile repose sur une tension structurelle fondamentale entre l'horizontalité et la verticalité. L'axe horizontal, dominant, est matérialisé par la ligne sinueuse des collines, qui scinde l'espace pictural. Cette ligne est rythmée par la procession des sept sphères, qui guident le regard du spectateur dans une lecture latérale, évoquant une frise ou une partition musicale.

Cette horizontalité statique est délibérément rompue par les deux arbres. Tels des points d'ancrage visuels, ils relient le plan terrestre au plan céleste. Leur positionnement asymétrique – un arbre plus frêle à gauche, un autre plus développé à droite – équilibre la composition et prévient toute monotonie. La perspective est volontairement aplatie, privilégiant la surface et le graphisme sur l'illusion de la profondeur, ce qui renforce le caractère irréel et mental de la scène.

Palette, Lumière et Matérialité

La palette chromatique, restreinte, est maîtrisée. Le dialogue entre les verts profonds (émeraude, mousse) de la terre et le blanc lumineux du ciel crée l'essentiel de l'atmosphère. Sur cette base harmonique, les couleurs pures des sphères (rouge, jaune) agissent comme des accents, des punctums visuels qui attirent l'œil et dynamisent l'ensemble.

La source lumineuse est extra-diégétique ; elle ne provient pas d'un soleil identifiable mais semble émaner du ciel lui-même, diffusant une clarté uniforme et surnaturelle. Cette lumière ne produit pas d'ombres portées franches, ce qui contribue à l'aspect flottant des sphères.

Enfin, un jeu de textures oppose les différents plans. Le paysage et le ciel sont traités en lavis fins, presque transparents. Le ciel, en particulier, présente des stries verticales — probables traces d'une préparation intentionnelle du support ou d'un grattage — qui lui confèrent une matérialité vibrante. En contraste, les arbres sont définis par un trait noir graphique et précis, tandis que les sphères, opaques, affirment leur présence dense et solide.

Lecture Symbolique et Contextuelle : Un Paysage de l'Âme

Le Paysage aux sphères et deux arbres transcende la simple représentation pour devenir ce que l'on pourrait qualifier de "paysage-état d'âme" (inscape), un lieu de projection mentale relevant du symbolisme.

  • L'iconographie des arbres est centrale. Universellement symboles de l'axe du monde (axis mundi), leur dualité ici est signifiante. L'arbre dénudé de gauche peut évoquer le dépouillement, la mort ou le passé, tandis que celui de droite, portant de petites fleurs roses, incarne la vitalité, la renaissance ou le devenir. Ils figurent ainsi les pôles de l'existence.

  • Les sphères, figures géométriques de la perfection et de l'harmonie, introduisent un ordre cosmique. Qu'on les interprète comme des astres, des notes de musique ou des "âmes" venues se poser sur le monde, leur alignement suggère une loi supérieure, un destin ordonné.

Cette quête d'un ordre intérieur, spirituel et harmonieux, ne peut être dissociée du contexte historique de sa création. L'œuvre est peinte en 1996, cinq ans après l'effondrement de l'Union Soviétique et l'indépendance de l'Arménie. Cette période est marquée par une profonde instabilité sociale et une redéfinition identitaire. Dans ce contexte, la création d'un tel paysage onirique peut être analysée comme une forme d'évasion poétique, une "résistance par le rêve". Hrasarkos se construit un monde intérieur stable et méditatif, en retrait du réel.

Sur le plan stylistique, l'œuvre témoigne d'une assimilation précoce des maîtres européens. On y décèle l'influence du Surréalisme, notamment dans la lignée des paysages mentaux d'Yves Tanguy, mais plus encore celle du Symbolisme, pour la dimension silencieuse et onirique qui rappelle un certain Odilon Redon.

Conclusion : Situation de l'Œuvre

En conclusion, Paysage aux sphères et deux arbres s'avère être une œuvre pivot dans le développement précoce de Hrasarkos. Loin d'être un simple exercice de jeunesse, elle démontre une maturité conceptuelle et technique étonnante.

La maîtrise technique de l'artiste ne réside pas dans un illusionnisme virtuose, mais dans sa capacité à générer une atmosphère par la subtilité des harmonies colorées et l'équilibre rigoureux de la composition.

L'originalité de l'œuvre tient à l'authenticité de la synthèse opérée. Hrasarkos ne cite pas ses influences ; il les intègre pour formuler un langage personnel, empreint d'une mélancolie et d'une spiritualité qui lui sont propres.

La portée de cette toile est, enfin, de réaffirmer la légitimité d'une peinture de l'intériorité. À une époque où le discours critique privilégiait souvent la déconstruction, Hrasarkos affirme la permanence de la peinture en tant que lieu de silence, de symbole et de contemplation. Cette œuvre pose ainsi, dès 1996, les bases d'une vision poétique que l'artiste ne cessera d'approfondir.

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« Conscience organique » (1996) de Hrasarkos : Analyse Formelle et Symbolique d'une Œuvre de Jeunesse